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Une parole francophone : Tierno Monénembo

« L’Afrique n’intéresse que quand elle est scandaleuse »

« La Guinée se meurt, le monde a le droit de le savoir, le monde a le devoir de s’en indigner. Les Guinéens méritent la compassion des autres nations. » — Citation de Tierno Monénembo extraite d’un article du Monde du 4 octobre 2009 — Entretien avec cet écrivain guinéen, lauréat du Prix Renaudot 2008 pour Le Roi de Kahel.

« L’avenir de l’Afrique se trouve dans les mains des démocrates »

En mai 2005, vous disiez à Guinéevision ne pas croire qu’il y aurait des élections en Guinée car la situation était trop confuse. Depuis, il y a eu la prise de pouvoir par les militaires et le drame du 28 septembre au stade de Conakry, évènements auxquels vous avez réagi par une tribune publiée dans Le Monde. Qu’est-ce qui pourrait apporter de la stabilité en Guinée ? Qu’est-ce qui pourrait mettre fin à ce que vous avez qualifié de « cinquante ans d’enfer » ?

Tierno Monénembo : Des institutions, pardi ! Des institutions politiques modernes mais souples c’est-à-dire intelligemment adaptées au contexte historique et culturel ; des institutions stables c’est-à-dire indépendantes des circonstances et des hommes ! Pour moi, le déficit institutionnel pèse dans le blocage de la Guinée (de l’Afrique en général) plus que n’importe quel autre facteur. Aucune société ne peut affronter les terribles enjeux de notre époque sans fixer au préalable des règles de vie claires, qui protègent tout le monde et s’imposent à tout le monde. Je vous assure que le cafouillage juridique est à l’origine de tous nos malheurs. Chacun tente d’imposer sa loi en fonction des intérêts de sa personne et de sa tribu. La loi de la jungle ne favorise pas l’épanouissement des peuples. Nul ne peut produire une économie développée dans un système juridique sous- développé !

Dans le cas de la Guinée, tout le monde sait que c’est l’arbitraire instauré dès l’Indépendance par le régime sanguinaire de Sékou Touré qui est à l’origine du chaos.

Ces cinquante ans d’enfer finiront le jour où nous réussirons à remplacer les sautes d’humeurs de celui- ci ou de celui- là par le principe sacré du droit. L’avenir de l’Afrique se trouve dans les mains des démocrates, certainement pas sous la férule des « tyranneaux » de village !

Le chanteur Elie Kamano, qui a quitté précipitamment Conakry en octobre pour se réfugier à Dakar, a écrit des chansons comme Messieurs les militaires passez le pouvoir ou Nouvelle Guinée 2009 qui invite le peuple guinéen à pardonner les errements de certains dirigeants Croyez-vous au processus du pardon pour réorganiser l’État ? Vous qui avez écrit sur le Rwanda, avez-vous des idées sur la reconstitution d’un État au lendemain d’événements tragiques ?

Tierno Monénembo : Les Guinéens n’effaceront pas 50 ans de violence et de haine sans les vertus purificatrices du pardon. Seulement, voilà : la graine du pardon ne pousse que sur le terrain de la justice. Les enfants des victimes de Sékou Touré, de Lansana Conté et de Moussa Dadis Camara ne pardonneront que lorsqu’on aura solennellement réhabilité les leurs. L’hygiène de la mémoire doit précéder l’hygiène des cœurs.

Ici aussi comme en Afrique du Sud, la réconciliation doit se placer dans le cadre strict de la vérité. Aucun peuple ne peut forger son avenir sur la base du mensonge et du crime.

Il serait illusoire de croire que la Guinée pourra envisager une cohésion nationale durable en faisant l’impasse sur le camp Boiro, sur la sinistre prison de Kindia ou sur les massacres du Stade du 28 septembre. Cela, les candidats aux prochaines présidentielles devraient sérieusement méditer là-dessus.

Vous êtes né en Guinée, vous avez fui votre pays pour vous rendre au Sénégal, vous avez ensuite vécu en France, à Cuba, aux États-Unis et enseigné dans les pays du Maghreb. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la démocratie ?

Tierno Monénembo : Je pense comme Churchill que c’est le système le moins pire de tous. D’ailleurs, la question ne se pose plus en termes de choix. Au fond, c’est le seul qui nous reste : tous les autres ont disparu ou sont en voie de le faire, victimes de leurs propres tares.

La démocratie, c’est de la merde mais une merde où il est permis de le dire. Je préfère cela aux beaux baillons du paradis socialiste.

Le continent africain connait une multiplication de crises politiques qui ont amené l’APF à suspendre plusieurs de ses sections dont la section guinéenne. L’APF, comme de nombreuses autres institutions internationales, s’efforce de renforcer la démocratie parlementaire dans les pays membres.

Selon vous le modèle démocratique que l’on cherche à promouvoir est-il adapté à la réalité, au niveau de développement, à l’histoire et à la culture des pays en développement ou faudrait-il davantage tenir compte de certaines spécificités ?

Tierno Monénembo : Franchement, je ne vois pas d’autre démocratie que celle qui dit haut et fort : « un homme, une voix » ! Peu importe que ce soit par la bouche de Tocqueville, de Lincoln, de Sakharov ou de Mandela ! En revanche, il est évident que chaque peuple a les moyens d’imaginer son propre modèle architectural pour ériger sa démocratie. L’Espagne, les Etats-Unis, la France, l’Inde et le Mexique sont toutes des démocraties mais des démocraties très différentes dans leur configuration et leur mode de fonctionnement. La Grande- Bretagne est une monarchie constitutionnelle. Les Etats-Unis forment un système fédéral présidentiel ; l’Inde, un système fédéral parlementaire. La France est un Etat reconnu pour son jacobinisme, l’Espagne, pour son régionalisme, etc.

L’Afrique n’est pas incompatible avec la démocratie, elle n’est pas non-plus conformée pour porter la robe constitutionnelle des autres. Nos universitaires doivent réfléchir d’avantage sur la question afin de nous concevoir des systèmes institutionnels mieux adaptés à nos mentalités. N’est- il pas étonnant de constater que des notions comme celle du conseil des Anciens (qui fut jadis dans nos cours et qui est encore aujourd’hui dans nos villages un formidable outil dans le règlement des conflits) n’aient jamais effleuré la tête de nos constitutionnalistes ?

Et puis, on n’a pas besoin de sortir de la faculté de droit pour s’apercevoir combien il est stupide et vain de vouloir plaquer sur le dos de l’Afrique le modèle des anciennes puissances coloniales.

La palabre et la décentralisation furent les vertus cardinales de nos systèmes traditionnels. Tout le contraire de nos systèmes actuels dont la malédiction tient justement au manque de dialogue et à l’extrême concentration des pouvoirs. Et pourtant sans une large décentralisation, ni l’empire du Mali ni le royaume du Congo n’aurait tenu dix ans ! De par sa culture et de par son histoire, l’Africain ne comprend rien aux systèmes politiques centralisés.

Vous avez écrit sur l’histoire du peuple Peul, et sur l’histoire du génocide au Rwanda, pour que ces histoires ne soient pas oubliées. Vous sentez-vous un devoir de mémoire ? Et ce devoir, revêt-il une importance particulière en Afrique ?

Tierno Monénembo : Ce devoir de mémoire, je ne l’ai pas cherché, je ne l’ai pas voulu. Il m’a été imposé par les épreuves. Quand on sort du coma, quoi de plus naturel que de chercher à retrouver le fil de la mémoire !

En Afrique, on parle beaucoup du trafic de la drogue, du trafic de l’or ou de l’ivoire, personne ne parle du trafic de la mémoire qui est pourtant autrement plus nuisible. Des envahisseurs de toutes sortes aux dictateurs télécommandés qui nous gouvernent à présent, tout le monde cherche à falsifier l’histoire de l’Afrique, tout le monde cherche à l’arranger pour sauver sa propre image et son propre morceau de fromage. Qui connaît la véritable histoire de l’esclavage ou de la colonisation ? Qui connaît la véritable histoire du FLN algérien ? Qui connaît la véritable histoire de l’Indépendance de la Guinée ou du Cameroun ?

Je vous assure qu’en Afrique, les enjeux et la mémoire sont encore plus dramatiques que ceux de la famine ou du SIDA. Je ne dis pas que le romancier peut sauver la mémoire africaine, mais il peut susciter le besoin de s’y intéresser.

C’est ce que j’ai essayé de faire dans Peuls, dans L’Aîné des orphelins mais aussi dans Pelourinho qui est une tentative de sortir de la cale des bateaux, la mémoire ensanglantée des Nègres du Brésil.

« Les cultures ne s’épanouissent que par contaminations, greffes et enchevêtrements »
Quelle priorité accorderiez-vous au développement des politiques culturelles en Afrique, où les priorités se bousculent ?

Tierno Monénembo : Le livre et plus largement, la chose imprimée ! C’est le livre qui a révolutionné le monde, c’est le livre qui a éclairé l’Homme. Ce n’est ni le laser, ni le phare, ni Internet ! L’Afrique, comme l’Asie et l’Europe, n’accèdera pas à la pensée moderne sans traverser les livres. La priorité des priorités, la voici : placer vite et très vite tous les villages d’Afrique autour de la planète Guttenberg !

Les prix littéraires semblent pleuvoir sur la littérature africaine. Vous-même avez reçu l’an dernier le prix Renaudot pour votre roman Le roi de Kahel. Comment interprétez-vous ce phénomène ?

Tierno Monénembo : Il n’ y a rien à interpréter ! C’est tout simplement, le bon côté de la mondialisation, le résultat de la convergence de deux courants : d’un côté, l’essor indiscutable de la littérature africaine et de l’autre, l’ouverture de plus en plus affirmée des institutions culturelles occidentales vers ceux qui viennent d’ailleurs (d’autres langues, d’autres horizons, d’autres mémoires).

La diversité linguistique participe de la diversité culturelle. Pour l’APF et l’Organisation internationale de la Francophonie, le développement durable passe aussi par « l’éducation pour tous » qui peut se traduire par l’enseignement dans la langue locale. A cet effet, l’OIF a élaboré des grammaires françaises rédigées en cinq langues continentales africaines. Croyez-vous que l’éducation en langue locale permettra, à terme, la pérennité de certaines langues autrement menacées de disparition ?

Tierno Monénembo : Non seulement ce système permettra la pérennisation des langues menacées de disparition mais il préparera les enfants à mieux s’imprégner des cultures venues d’ailleurs. Une expérience menée récemment au Mali a prouvé que l’enfant a des résultats scolaires deux à trois fois supérieurs lorsqu’il reçoit l’enseignement de base dans sa propre langue. Rien d’étonnant à cela, la greffe ne tient que sur une terre au préalable, minutieusement fertilisée !
Les cultures ne s’épanouissent que par contaminations, greffes et enchevêtrements. La tabula rasa, en culture, c’est le milieu stérile en biologie. Il n’ y a rien à en tirer.

Dans vos romans et vos pièces de théâtre, les femmes n’ont aucun contrôle sur leur vie. Même seules, et en France, comme Eyenga dans La tribu des gonzesses, la valeur de la femme africaine est tributaire du regard de l’homme, et sa qualité de vie, du comportement des hommes. Ce portrait correspond-il à la réalité ou est-il en train de changer ?

Tierno Monénembo : Au contraire, toutes les femmes dans mes livres se cherchent un rôle et finissent par en trouver. Mais c’est vrai que toutes (comme souvent dans la réalité) partent d’une condition marginale régie par le silence et par la soumission. N’oubliez pas que dans mon premier roman, les Crapauds-brousse, le seul personnage positif est une femme : Râhi. Il en est de même dans L’aîné des orphelins : Claudine. Et dans La tribu des gonzesses, il n’y a que des femmes et croyez- moi, elles n’ont pas leur langue dans la poche.

Dans L’ainé des orphelins, vous montrez clairement comment La Cité des Anges bleus, un orphelinat belge pour enfants, n’est pas adapté à la vie d’errance qu’est devenue celle du jeune Faustin qui finira par quitter la Cité pour reprendre sa vie de nomade. Doit-on voir dans cette relation une critique de l’aide internationale en décalage avec la réalité locale ?


Tierno Monénembo
 : Plus que de l’aide internationale (qui on le sait cache de nombreux vices sous le petit manteau de ses vertus), ce roman ironise sur les deux valeurs sur lesquelles se fonde l’humanisme : la morale et la générosité. Tu ne tueras point…Tu donneras aux pauvres…Or, justement, le génocide, c’est le chaos de la conscience humaine, le cimetière de l’humanisme !

Nous sommes maquillés en saints et puis de temps en temps, un petit génocide vient nous rappeler que nous sommes tous des animaux ; des animaux, vous m’entendez ?

« J’ai cru longtemps au temps progressif, je ne crois plus qu’au temps immobile »

Vous présentez, dans L’aîné des orphelins, une bien piètre image de la presse étrangère, laquelle, soumise aux impératifs des audimats, mettrait en scène la guerre et ses effets pervers. Est-ce une licence poétique ou est-ce votre lecture de la presse étrangère en Afrique ?

Tierno Monénembo : Ce serait plutôt une licence poétique. Rodney est le principe révélateur du cynisme que les effets du génocide sont en train d’inoculer dans la jeune âme de Faustin. Ce qui n’enlève rien à ces deux faits connus de tous :
- la presse d’aujourd’hui ne cherche plus l’information, elle cherche le scoop, ce qui fait qu’elle est de plus en plus superficielle, de moins en moins rigoureuse aussi bien sur le plan moral que sur le plan professionnel ;
- l’Afrique n’intéresse le monde que quand elle est folklorique ou scandaleuse.

Pouvez-vous nous proposer trois livres à lire, trois disques à écouter et trois films à voir ?

Tierno Monénembo : Alors, à tout hasard ! Vous me poseriez la même question demain matin, je donnerais sûrement d’autres livres, d’autres disques, d’autres films.

Trois livres : Pedro Paramo de Juan Rulfo, Lumières d’août de Faulkner et Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem.

Trois disques : L’épopée mandingue de Kouyaté Sory Kandia (Guinée), Chanchan de Compay Segundo (Cuba) et El Palenque de Aguas del Guaso (Cuba).

Trois films : Mother India, La nuit du chasseur et A bout de souffle.

À la page 184, dans Peuls, Rella exprime sa lassitude face au temps : Elle savait maintenant que les événements allaient se poursuivre de la même manière, irrémédiablement, comme au temps de Inâni. D’ailleurs, cette lassitude devant la répétition des événements à travers le temps est dans toutes vos œuvres. Avez-vous un espoir que la vie soit meilleure dans le futur ou la vie n’est-elle qu’un éternel recommencement ?

Tierno Monénembo : Pour moi, la vie c’est un voyage interminable dans un train bondé : tout le long, le même compartiment, la même banquette, seul le paysage change. Je ne sais pas s’il vous est arrivé de compter le nombre de révolutions de toutes sortes avant et après Spartacus et combien nous sommes restés proches de nos ancêtres des cavernes.

J’ai cru longtemps moi aussi au temps progressif (celui du silex, de la lampe à huile, du réverbère, du néon, etc.), je ne crois plus qu’au temps immobile, celui du poète, si merveilleusement saisi dans les livres de Proust ou de Modiano. Immobile oui, c’est ce qui va le mieux à l’âme humaine !

Nous sommes tous pareils : nous recommençons beaucoup plus que nous n’inventons !

"Ni l’un ni l’autre n’avait su préjuger des effets rapides et dévastateurs du temps – sa sournoise invisibilité, son écoulement corrosif, son leurre d’illusionniste vous empêche justement de le voir passer. Ils étaient parvenus au cœur des ténèbres qui annoncent la vieillesse et préfigurent la mort sans en mesurer la distance. Tout cela était arrivé d’un coup, comme une pierre s’écroulant sur leurs têtes. Il ne s’était jamais passé que quelques jours entre la première fois où ils s’étaient croisés. "Avez-vous peur de la vieillesse ?

Tierno Monénembo  : Mais pourquoi donc ? Comment savourer les belles heures de la jeunesse si l’on ne vieillit pas ? C’est quand on perd ses dents que l’on peut vraiment mesurer le plaisir de mordre dans une noix de cola.

J’ai soixante trois ans dans un pays, la Guinée, où l’espérance de vie est de 47 ans. De quoi vais- je me plaindre ? J’ai vu venir les indépendances, le yé-yé, le rock-and-roll, les coups d’Etat, la marche d’Armstrong sur la lune, la chute de l’Union soviétique et l’effondrement de Wall Street. Sans m’en rendre compte, je suis devenu un précieux témoin de mon siècle. Je vous assure qu’on ne vit pas pour être heureux, on vit pour témoigner.
Et puis, je serai bientôt « une bibliothèque qui brûle », c’est plutôt gratifiant, non ?

A propos, savez – vous ce que Hampâthé Bâ disait à propos de l’âge idéal selon la tradition peule ? C’est un cycle en 4 phases :
- 21 ans pour naître
- 21 ans pour grandir
- 21 ans pour mûrir
- 21 ans pour mourir.

J’ai fini de mûrir. Il me reste 21 ans pour mourir.

Qu’est-ce que signifie la Francophonie pour vous en une phrase ? Qu’est-ce qu’elle représente pour vous ou comment vous la qualifieriez ?

Tierno Monénembo : La Francophonie, c’est l’autoroute par laquelle, je vais de la langue peule à la française et vice- versa.

Avez-vous un message particulier pour l’APF ? Quel pourrait être son apport selon vous ?

Tierno Monénembo : Messieurs les parlementaires, vous avez raison de condamner les coups d’Etat. Mais alors, les truquages électoraux et les tripatouillages institutionnels ne sont- ils pas des coups d’Etat ?

Qui est le putschiste à Niamey : Tandja ou Salou Djibo ?

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