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Une parole francophone : Kim Lefevre

Née au Vietnam d’une mère vietnamienne et d’un père français, Kim Lefevre quitte sa terre natale à l’âge de 20 ans pour s’installer à Paris où elle développe ses talents de comédienne, de romancière. Elle a notamment traduit en français de nombreux auteurs vietnamiens. Entretien avec l’une des principales figures féminines de la Francophonie euroasiatique.

« Il vaut mieux être métis dans un pays démocratique »

Vous avez traduit certains des plus grands écrivains vietnamiens actuels comme Nguyên Huy Thiêp ou Duong Thu Huong. Quelle est votre vision de la littérature vietnamienne actuelle ? Quels en sont, selon vous, les représentants les plus caractéristiques ? Que pensez-vous de l’audience de la littérature vietnamienne dans le monde francophone en général et en France en particulier ?

Kim Lefevre : Les écrivains que j’ai traduits, aussi bien Nguyên Huy Thiêp que Duong Thu Huong avaient un point commun : ils avaient vécu la guerre et ils étaient contre la censure du Parti, Duong Thu Huong de façon ouverte, Nguyên Huy Thiêp plus discrètement. Leurs œuvres en étaient d’ailleurs imprégnées. Maintenant que le Vietnam s’est engagé dans la voie de la consommation et du bien-être, on ne parle presque plus de Nguyên Huy Thiêp. Quant à Duong Thu Huong, elle vit et écrit en France.

Les jeunes auteurs qui leur succèdent aujourd’hui sont nés bien après la guerre, certains en 1978, voire en 1980. Ils ont eu l’occasion, contrairement à leurs aînés, de voyager à l’étranger en Chine ou aux Etats Unis et les questions qui les préoccupent sont d’ordre plus privé, plus intime. Parmi les plus remarqués citons, entre autres, Nguyên Dinh Phuong, Nguyên Viêt Hà ou l’écrivaine Nguyên Phuong Nghi.
Il est vrai que la littérature vietnamienne a suscité chez le lecteur francophone un intérêt très vif particulièrement en 1990 avec la parution aux Editions de l’Aube du recueil de nouvelles de Nguyên Huy Thiêp : Un général à la retraite.

Par la suite cet intérêt s’est quelque peu émoussé. Il n’a repris que récemment, à la parution du roman de Duong Thu Huong intitulé Terre des Oublis. A part ces brefs moments de succès, la littérature vietnamienne en France est encore confidentielle, comparativement à la japonaise et à la chinoise.

Y-a-t-il une difficulté particulière à traduire des écrits littéraires vietnamiens en français, liée par exemple aux origines différentes, à la conception même de ces deux langues. La structure grammaticale du vietnamien étant notamment plus simple que celle du français, quelle part laisse-t-elle à l’interprétation et au ressenti du traducteur ?

Kim Lefevre : La plus grande difficulté pour un traducteur du vietnamien au français réside dans l’emploi des temps car contrairement au français où ce sont les temps qui permettent de dire si une action est au présent, au passé ou au futur le vietnamien n’a pas de conjugaison. C’est au traducteur de se débrouiller avec le texte à traduire. S’il a de la chance, il trouvera dans le texte source quelques adverbes (hier, aujourd’hui, l’année dernière) qui lui permettront de faire son choix du temps qu’il va employer dans sa traduction. Toutefois, si la responsabilité du traducteur est parfois écrasante, il faut reconnaître qu’elle lui laisse pas mal de liberté.

Dans Métisse blanche vous montrez bien la difficulté de la condition de métisse durant votre jeunesse au Vietnam. Votre situation aurait-elle été différente si c’était votre père qui avait été vietnamien ? Selon vous la situation des métis a-t-elle évolué depuis les années soixante au Vietnam et ailleurs ?

Kim Lefevre : Si mon père était vietnamien, ce serait en France qu’il aurait rencontré ma mère car dans le Vietnam colonial un Annamite n’avait aucune chance de faire la connaissance d’une française. Il serait venu en France pour poursuivre des études universitaires, son père lettré lui aurait conseillé de s’inscrire à la Faculté d’Aix ou à celle de Bordeaux arguant qu’il y serait moins tenté par les plaisirs faciles. Il aurait épousé ma mère, étudiante comme lui. Je serais née en France je serais une enfant reconnue par son père, aimée et choyée… Vous voyez bien que mon histoire serait tout autre.

Quant à la situation des métis au Vietnam aujourd’hui je pense qu’elle est meilleure que de mon temps, mais pas au point d’être acceptés comme des Vietnamiens à part entière.

Française pour les Vietnamiens, vietnamienne pour les Français, vous avez très tôt ressentie ce sentiment « d’être partout déplacée, étrangère ». Au final voyez-vous le métissage comme une chance, cumuler les atouts de deux cultures, ou comme un handicap, n’être vraiment de nulle part ?

Kim Lefevre : D’abord j’aimerais préciser que mon métissage était le fruit d’une relation non égalitaire entre un colon et une colonisée entre un dominant et une dominée. Ce qui est tout à fait différent des métis nés d’un père français et d’une mère vietnamienne aujourd’hui.
Est-ce une chance ou un handicap d’être métis ? Je répondrai que tout dépend du contexte. Je suppose qu’en Afrique du Sud, être métis n’est pas forcément un atout. Il vaut mieux être métis dans un pays démocratique. Ce n’est que dans un rapport égalitaire qu’un métis peut tirer partie de sa richesse d’appartenir à une double culture. Pour ma part, je suis en paix avec mon métissage, je n’en tire ni gloire, ni douleur. Tout compte fait, je ne m’en plains pas...

Dans votre livre Retour à la saison des pluies, vous écrivez au sujet de la sœur de votre amie An, qu’ « aujourd’hui elle est déchirée entre la nostalgie du pays natal et la solitude en terre étrangère ». Milan Kundera, dans son roman L’ignorance parle d’idéalisation du pays d’origine et des sentiments contradictoires que peut vivre un expatrié : « Le jour lui montrait le paradis qu’elle avait perdu, la nuit l’enfer qu’elle avait fui. »
Est-ce que vous croyez que la nostalgie est souvent trompeuse ? Qu’à la nostalgie succède souvent la déception du retour et qu’il est souvent impossible de renouer avec ses origines ?

Kim Lefevre : On idéalise toujours son pays quand on est obligé de le quitter pour ne plus y revenir. Milan Kundera le sait mieux que quiconque. C’est d’ailleurs pour cela qu’on a si peur d’y retourner. On a peur d’être déçu car la plupart du temps le pays qu’on garde en mémoire ne correspond plus à celui qu’on a sous les yeux. Ceci dit, il n’est pas nécessaire de se rendre sur place pour renouer avec ses origines.

Toujours dans Retour à la saison des pluies, vous écrivez « Ils étaient de races différentes, leur personnalité et leur culture constituaient un mystère l’un pour l’autre ; au fond ils ne faisaient pas partie de la même humanité. » Quel sens donnez-vous au mot humanité dans cette phrase ?

Kim Lefevre : Je l’emploie dans le sens colonial du terme, quand le colon qui se pense civilisé pose un regard de mépris sur le colonisé qu’il considère comme un sauvage.

Dans Retour à la saison des pluies, la sœur d’An « se rend compte que la vie en Occident est souvent cruelle pour les personnes âgées ». Le même constat aurait pu être fait par une Africaine.
Pensez-vous que cette évolution connue par l’Occident est inéluctable ou que les cultures asiatiques et africaines sont suffisamment fortes sur ce point pour s’y opposer ?

Kim Lefevre : Je ne sais pas si les Africaines et les Asiatiques sont plus fortes que les Occidentales sur ce point. Ce que je constate c’est qu’en Asie et en Afrique la femme n’est pas réduite à son image comme en Occident où la femme se doit d‘être toujours jeune, toujours belle comme si elle n’avait jamais enfanté, comme si le temps n’avait pas de prise sur elle. De là à mettre les personnes âgées au rebut, le pas est vite franchi. En pratiquant l’individualisme à outrance on devient, en Occident, indifférent au sort d’autrui. Espérons que l’Afrique et l’Asie ne suivent pas son exemple.

Votre grand-mère vous disait que votre vie « serait difficile et parsemée d’embûches ». Vous considérez avoir été une adolescente romantique et que votre sensibilité s’est durcie. Cependant, votre roman Les Eaux mortes du Mékong pourrait faire croire tout le contraire. Est-ce que vous utilisez l’écriture comme une expiation ? Vous permet-elle de vivre une autre vie par personne interposée par le biais de vos personnages de romans ? Toutes les adolescentes sont plus ou moins romantiques non ?

Kim Lefevre : Non l’écriture n’est pas une expiation pour moi. J’écris pour m’exprimer, pour communiquer, pour partager avec le lecteur une certaine vision du monde. Quand à savoir si l’écriture permet à son auteur de vivre par procuration la vie de ses personnages, tout romancier vous répondra par l’affirmative. C’est d’ailleurs l’un des grands plaisirs du métier. Toutefois, mon personnage, s’il a quelque chose de moi, n’est pas moi.

Dans votre roman Moi, Marina la Malinche vous racontez la conquête du Mexique par Hernan Cortès et le rôle joué par Marina, l’héroïne, en sa qualité d’interprète puis de compagne. Le sentiment de compromission est celui qui semble dominer dans votre roman même si l’héroïne n’a pas choisi sa condition.
Comment arbitrer entre les sentiments lorsqu’on est tiraillé entre des intérêts et des cultures que tout oppose ?

Par ailleurs, vous soulignez que malgré les manœuvres de séduction politique et les relations parfois authentiques, le sentiment de supériorité des espagnols ne s’estompe pas puisque Cortès appelle en privé les Mexicains « les chiens ». Cinq cent ans après qu’est ce qui a changé dans le choc des cultures ?

N’êtes vous pas vous-même prisonnière de ce prisme de la double culture, double enfance, à toujours devoir choisir un camp et à se justifier puisqu’il revient dans tout vos écrits ? Parvenez-vous à vous en affranchir ?

Kim Lefevre : Je vais essayer de répondre à votre longue question point par point :
Je ne pense pas que la compromission soit le trait caractéristique de la Malinche car elle n’avait rien à négocier. Dans cette histoire il y a ceux qui étaient venus pour coloniser (les Espagnols) et ceux qui résistaient à cette mainmise (les Indiens). Mêlée malgré elle à cette tragédie qui la dépasse. La Malinche était écartelée entre son amour pour Cortès et l’horreur que lui inspire sa cruauté envers les indiens. Situation intenable à laquelle elle avait mis un terme en quittant le palais où les Espagnols fêtaient dans la beuverie et les excréments leur victoire pour errer dans les rues comme les Indiens vaincus.

Si votre question concerne le Mexique, je dirai qu’il reste de ce choc de cultures un pays de langue espagnole et de religion majoritairement catholique. Les descendants de la Malinche et de Cortès en somme !
Double enfance, double culture certes mais il y a belle lurette que je n’ai rien à justifier. Ceci dit, vous avez raison de souligner que les thèmes récurrents de mes livres sont la colonisation et le métissage qu’il soit biologiques ou culturel. Ce sont des sujets auxquels je suis sensible et que je considère comme faisant toujours partie de l’actualité car si, historiquement la colonisation a disparu, la domination du plus fort sur le plus faible demeure. Ce n’est pas en être prisonnière que d’en parler.

Plusieurs constatent et s’inquiètent de la baisse de l’influence de la langue française au Vietnam et plus largement dans les trois pays d’Asie du Sud-Est membres de la Francophonie. Quel est votre sentiment par rapport à ce constat ?

Selon vous, quel est l’avenir du français dans cette zone ? Est-ce que vous croyez qu’en associant davantage la langue maternelle au français, cela permettrait à long terme la pérennité de celui-ci ?

Kim Lefevre : N’étant pas spécialiste de la Francophonie, je me contenterai de vous rapporter une anecdote. Lorsque je suis rentrée au Vietnam en 1990, beaucoup de Vietnamiens lisaient et parlaient encore le français. C‘était pour la plupart des gens âgés qui avaient appris le français pendant la colonisation (comme le père vietnamien dans le scénario que vous m’avez proposé). Lorsque j’y suis retournée en 1996, un grand nombre d‘écoles de langues avaient ouvert leurs portes à Hanoi. La jeunesse s’y précipitait pour apprendre l’anglais, le chinois, l’allemand, l’italien.

A la question pourquoi n’apprenez-vous pas le français ? La réponse était : le français ne permettait pas de trouver du travail. J’ignore ce qu’il est advenu du français au Vietnam depuis, mais il semble que la situation ne s’est pas améliorée. Je pense qu’il est plus difficile de promouvoir le français au Vietnam parce que, contrairement aux pays dont la langue est le français, le Vietnam possède sa propre langue, sa propre écriture.

Comment y remédier ? Je n’ai pas de solution. Et si au lieu de miser exclusivement sur le domaine culturel, on l’étendait au domaine économique ?

Que signifie la Francophonie pour vous ? Quel sens lui donnez-vous en 2010 ? Quelle place doivent occuper les pays d’Asie du Sud-est dans cet ensemble ?

Kim Lefevre : Une communauté de gens ayant en partage le français, ainsi que les valeurs humaines qu’il véhicule. Quel sens lui donner en 2010 ? Le même que celui des autres années.

Avez-vous un message particulier à délivrer aux parlementaires francophones ?

Kim Lefevre : Qu’ils continuent.

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