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Langue française, langues du monde, vecteurs privilégies de la diversité culturelle, par Claude Hagège (Collège de France)

Communication à la tribune du Palais-Bourbon devant
l’Assemblée Parlementaire de la Fancophonie
le 6 juillet 2009.

Claude Hagège, Collège de France

Introduction.

L’exposé souligne d’abord que l’association entre les pays francophones à travers divers organismes a permis la création d’un ensemble qui est aujourd’hui celui dans lequel est représentée la plus grande diversité de langues (1). On présente ensuite brièvement les facteurs historiques et structurels de cette diversité (2). On examine les cas particuliers du Québec et de la France (3). On suggère, enfin, des moyens d’assurer une meilleure visibilité à l’entreprise de promotion du français (4).

1. Comparaison entre la situation du français et celle des autres langues mondiales au XXIème siècle

On sait que le français est loin d’être la seule langue à vocation internationale dans le monde d’aujourd’hui. L’expansion du pouvoir russe, sous le tsarisme et à l’époque soviétique, a donné au russe une large diffusion, à travers une région qui est en fait la plus vaste du monde où soit parlée une langue, puisqu’elle s’étend de la frontière biélorusse à la mer du Japon (sur laquelle s’ouvre le port de Vladivostok). L’expansion de l’islam dans un territoire immense, mais discontinu, a répandu l’arabe, même s’il n’est pas également parlé partout, d’Agadir (Maroc) à Davao (port de la plus méridionale des grandes îles des Philippines, Mindanao, à majorité musulmane). L’espagnol est la langue officielle, et numériquement dominante, de l’Amérique centrale et méridionale, sauf au Brésil, qui est lusophone comme le sont aussi l’Angola, la Mozambique, la Guinée-Bissau et le Cap-Vert. On peut encore ajouter l’allemand, qui, s’il n’a pas de vocation actuelle au-delà de l’Europe, est la langue d’origine de nombreuses communautés émigrées aux États-Unis, au Canada, en Australie, et se trouve depuis plusieurs siècles être une langue véhiculaire importante dans une partie de la société des pays d’Europe centrale et orientale. Ces langues mondiales dépassent le français si l’on prend pour critère l’importance démographique. Néanmoins, le français les dépasse toutes, arrivant en deuxième position après l’anglais, si l’on adopte le critère du degré de diffusion. Le français est, en effet, répandu non pas dans deux ou trois continents seulement, mais sur les cinq continents. Cela fait du français l’ensemble du monde dans lequel est représentée la plus grande diversité de langues.

À cela s’ajoute une autre particularité intéressante. Les langues de l’ensemble francophone sont, en majorité, bien portantes, sauf, en France même, les langues régionales, que la monarchie et la république ont longtemps pourchassées. Il n’en est pas de même dans les autres ensembles. En particulier, les langues indiennes d’Amérique latine, sauf quelques-unes, comme le guarani (officiel à côté du castillan au Paraguay), le quetchua (pays andins) ou le nahuatl (Mexique), sont en majorité des langues en danger de disparition sous la pression de l’espagnol et du portugais. Tel n’est pas, du moins au même degré, le cas des langues indiennes de Guyane française, comme le palikur et le wayana (respectivement de familles arawak et caraïbe). En Afrique, ni le ouolof, ni le bambara, ni le peul, ni le baoulé, ni le mooré, ni le songhay, ni l’éwondo, ni le douala, toutes langues qui sont, parmi d’autres, les supports d’émissions à la radio et à la télévision des pays où elles se parlent, ne sont en rien menacés par le choix que ces pays ont, souverainement, fait du français comme langue officielle. Les langues africaines qui sont en danger sont celles de l’Afrique non francophone, c’est-à-dire, d’une part, les langues khoisan d’Afrique du Sud (langues à consonnes claquantes de même que celles qui les leur ont empruntées, comme le zoulou ou le xhosa, lesquels s’étendent, tout autant que l’anglais et l’afrikaans, langues officielles, aux dépens des langues khoisan), et d’autre part les langues régionales et tribales de Tanzanie autres que le swahili, dont la domination dans ce pays ne cesse de croître à leurs dépens.

2. Facteurs de la diversité de l’ensemble francophone

2.1. Facteurs historiques

La diffusion du français sur les cinq continents tient à la diversité des entreprises qui l’ont porté dans de nombreuses directions. Une vocation précoce du français, rarement soulignée aujourd’hui, est américaine. François Ier donne à Jacques Cartier, dès 1535, des moyens importants pour occuper et mettre en valeur les terres de la Nouvelle-France. On verra plus bas (cf. 3.1) ce qu’il en est advenu. Une autre vocation française est asiatique, et plus particulièrement indienne. La cession à l’Union Indienne, en 1956, de Pondichéry et des autres comptoirs français de la côte de Coromandel, où, dès 1674, les agents de la Compagnie des Indes avaient développé les cotonnades et le commerce, n’a pas empêché la diffusion du français dans sa région, dont un des facteurs principaux est le lycée français de cette ville.

La vocation africaine, d’abord maghrébine puis subsaharienne, est plus tardive. Elle est assez connue pour qu’il ne soit pas indispensable de la commenter ici. Qu’il suffise de rappeler que le français a accompagné les entreprises, découvertes et expéditions de nombreux voyageurs, marchands, ingénieurs français en Afrique comme dans tous les continents.

2.2. Facteurs structuraux

Les structures politiques et sociales de nombreux pays avec lesquels la France a noué des relations sont des facteurs de diversité de l’ensemble francophone. L’Afrique est ici un exemple significatif. On parle jusqu’à 270 langues au Cameroun, près de 210 en République Démocratique du Congo, plus de 60 en Côte d’Ivoire, environ 35 au Tchad et en République Centrafricaine. L’adoption du français en tant que langue officielle de ces pays, originellement destinée à conjurer les conflits linguistiques et politiques qui pourraient résulter des rivalités tribales et régionales, n’a eu aucun effet négatif que l’on connaisse sur la vitalité de ces langues d’une grande diversité.

3. Sur deux cas particuliers de l’ensemble francophone

Deux cas particuliers méritent d’être relevés, qui, par certains aspects, sont opposés : ceux du Québec et de la France.

3.1. Le cas du Québec

Depuis le début, l’histoire du Québec est originale. En 1759, aux Plaines d’Abraham (dans la ville de Québec), le marquis de Montcalm est, devant des troupes anglaises beaucoup plus nombreuses et faute des renforts qu’il réclamait à Louis XV et à Choiseul, défait et tué. À la suite de cet épisode, la France est contrainte, par le traité de Paris en 1763, de céder à la Grande-Bretagne la Nouvelle-France, où la langue française était présente depuis plus de 230 ans. Cependant, face à la fronde des colonies de l’Atlantique, dont le combat contre la couronne aboutira en 1783 à l’indépendance des États-Unis, les autorités britanniques forment, en découpant le territoire de ce qui avait été la Nouvelle-France, la province de Québec, à laquelle son loyalisme à l’égard de ses nouveaux maîtres gagne de conserver la plupart des lois françaises, la religion catholique et l’usage de la langue française. Ainsi, dès le début de son histoire, le Québec, certes habité par les descendants des émigrés français qui avaient fait le peuplement européen de la Nouvelle-France, naît en dehors de l’autorité et du concours de Paris, que les événements ont contraint à une politique d’abandon.

Durant les deux cents ans qui suivent, cette originalité se confirme. Lorsqu’en 1975, le Parti Québécois parvient au pouvoir, le français, qui s’est maintenu envers et contre la pression de la minorité anglophone, épaulée par la majorité, également anglophone, de tout le reste du Canada, est promu par une série d’actes énergiques, dont le plus important est la célèbre Loi 101 (1977), déclarant le français langue officielle unique du Québec. Il n’est pas improbable que cette mesure, qui rejoint le vœu profond des Québécois francophones, soit à situer dans le sillage de l’énorme émotion nationaliste soulevée par un de ces événements rares où la France officielle a manifesté son intérêt pour le Québec, à savoir le mot du général de Gaulle au balcon de l’Hôtel de Ville de Montréal en 1967 : « Vive le Québec libre ! ».

Malgré les conflits qui continuent, ensuite, de dresser les uns contre les autres indépendantistes du Parti Québécois, qui a fait voter cette loi, et libéraux partisans du maintien dans la confédération canadienne, l’avenir du français au Québec paraît ainsi en bonne voie. Il convient de préciser, pour faire mesurer l’enjeu et la gravité des pressions de l’anglais, que les Québécois francophones constituent un îlot de 6 millions de personnes immergé dans un océan de près de 250 millions d’anglophones, en intégrant Canada et États-Unis.

3.2. Le cas de la France

La politique de promotion de la langue française a été celle de la monarchie, puis celle de la République, jusqu’à une époque récente, qui prend fin lors des accords de Maastricht (juin 1992). En effet, l’association entre la France et sa langue comme facteur de son identité allait de soi depuis fort longtemps jusqu’à cette date, mais commence à paraître moins évidente lorsque l’arrimage de la France à l’Union Européenne, créée par ces accords, fait reculer l’idée des prérogatives françaises, parmi lesquelles la langue tient une place de choix. Il est significatif de noter que c’est au retour de Maastricht que le président F. Mitterrand, comme s’il avait perçu le changement d’atmosphère, fait inscrire dans la constitution le fameux article 2 réputant le français langue de la République.

Depuis près de 20 ans aujourd’hui, l’état d’esprit français a fortement évolué. Parmi les intellectuels, on trouve nombre d’individus déniant au français le droit à un statut international, parce que son passé serait celui d’une langue d’autorité politique excessive et de colonisation. Parmi les industriels français, en particulier ceux qui dirigent de grandes entreprises au marché étendu, l’habitude a été prise d’imposer l’anglais du haut en bas de la hiérarchie, y compris aux personnels qui n’y sont pas du tout préparés. Parmi le public, le snobisme et la pulsion mimétique conduisent à promouvoir l’anglais comme langue de la puissance et de la modernité. Dans les sphères du pouvoir, enfin, on trouve un nombre croissant de responsables de moins en moins motivés pour la promotion du français. On aboutit à ce paradoxe : la France est un des pays où l’on trouve le plus grand nombre d’adversaires du français ! Cette étrange situation trouve son expression, notamment, dans des formules comme « pas assez d’Europe, trop de francophonie ! ».

4. Visibilité de l’action francophone

C’est bien là l’apparente contradiction que certains croient apercevoir aujourd’hui. Or, loin qu’il y ait la moindre contradiction, il apparaît au contraire que le soutien apporté à l’action pour la promotion du français enrichit l’Europe d’une dimension linguistique qui lui manque singulièrement, comme le montre la domination croissante de l’anglais dans les institutions européennes de Bruxelles. Le président A. Diouf, Secrétaire Général de l’OIF, a souvent exprimé le vœu que les Français fassent autant pour la langue française que l’OIF. Cette déclaration paradoxale est justifiée par le fait que les actions, et l’existence même, de l’OIF sont assez largement ignorées en France, en dehors des milieux qu’elles concernent directement.

Il convient donc de donner une plus grande visibilité à la promotion du français. Pour cela, deux voies essentielles sont à explorer : l’école et les médias. Le projet d’introduire les langues vivantes dès le début de l’école est bon. Ce n’est pas le lieu ici d’en fournir les arguments, donnés ailleurs (cf., entre autres, C. Hagège, L’enfant aux deux langues, Paris, Odile Jacob, 2005). Mais il faut introduire deux langues dans l’enseignement précoce obligatoire. Car si l’on n’en introduit qu’une, les familles choisiront massivement l’anglais, du fait de sa pression mondiale aujourd’hui, alors qu’avec deux langues, on peut garantir qu’en sus de l’anglais, une autre langue sera aussi enseignée, à choisir, pour ce qui est de l’Europe, parmi une liste comportant au moins l’espagnol, l’allemand, le français, et le portugais, c’est-à-dire les langues possédant la plus grande diffusion actuelle. D’autre part, l’histoire de la promotion du français, de la monarchie à l’époque contemporaine, doit devenir une matière d’enseignement dans les écoles françaises. Elle doit, également, faire l’objet d’émissions régulières de la radio et de la télévision, destinées à informer le public de ce qu’il ignore largement encore.

Cette action doit comporter une insistance particulière sur l’étape la plus récente, car c’est une particularité étonnante que la manière dont l’entreprise de promotion du français s’est déroulée au début des années 1960 : ce sont d’éminents chefs d’États étrangers, L. S. Senghor du Sénégal, H. Bourguiba de Tunisie, H. Diori du Niger, N. Sihanouk du Cambodge, qui, aussitôt après le combat contre la France qui les a conduits à obtenir l’indépendance de leurs pays, ont créé l’association francophone. À ce moment, la France, engagée dans le processus de décolonisation, ne pouvait pas encourir, en participant ouvertement, l’accusation de pratiquer un néo-colonialisme qui s’abriterait sous le manteau de la langue. Ainsi, l’association des pays francophones est, à partir des années 1960, une initiative étrangère, et n’est pas née en France. Ce trait tout à fait original de l’histoire du français doit être mis en évidence pour le plus large public. Il doit être enseigné dans les classes, et faire l’objet de débats dans les médias, en particulier TV5, TV24 et les stations radiophoniques à objectif d’information culturelle du public.

Conclusion.

Les vecteurs de la diversité culturelle sont plus que jamais nécessaires dans un monde menacé par l’homogénéisation. Le commerce international inonde tous les marchés de produits qui ne portent partout que l’anglais, omniprésent dans les CD, les spectacles de rock, les chansons, les films, etc. À côté des autres langues à vocation mondiale qui assurent un minimum de diversité, la langue française a un rôle éminent à jouer, de par l’ancienneté et le dynamisme actuel de sa présence sur les cinq continents. Loin de considérer la pression d’une seule langue comme une fatalité, il convient de mobiliser les énergies en vue de consolider la diversité culturelle et linguistique.

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